[RE] La country fait sortir le loup du bois
C'est une de ces légendes urbaines qui circulent par le biais du bouche-à-oreille entre ceux qui savent : il existerait, dans les magasins Carrefour (et seulement les magasins Carrefour) un coffret country quasi-exhaustif : 20 CD remplis jusqu'à la gueule d'enregistrements originaux et restaurés balayant toute la genèse du monde merveilleux des vestes à franges et des cravates de cow-boy. Un livret bien documenté accompagne cet ensemble séminal vendu pour la modique somme de... 14.99 euros. Oui : 14.99 euros. Même pas un euro le CD. C'est Renaud qui m'en parle : il tient le tuyau de Jean-Luc, qui lui même en a entendu parler par Silvain qui en a fait l'acquisition la dernière fois qu'il est allé voir ses parents en Normandie. Là où ça se complique, c'est que l'objet est en voie d'épuisement. Certains Carrefour de la région parisienne n'en ont déjà plus dans leurs rayons et ne seront pas réapprovisionnés. Les vendeurs sont les premiers surpris : pourquoi « Les triomphes de la country » s'écoule t-il mieux que « Les triomphes du musette » ?
J'en parle à David, qui le voit au Carrefour de Charenton, hésite et le repose. Il me raconte ça chez lui, un samedi après-midi, alors que les portes sont encore ouvertes et qu'à peine deux stations de bus nous séparent de la caverne de Jimmie Baba. 14.99 euros, deux stations : je fonce. Je suis le périphérique, tourne derrière l'hôpital et pénètre dans le centre commercial. On dirait un mall américain, avec des grands escalators en plein milieu et des boutiques à n'en plus finir. Comme un village dédié à la consommation de masse. Je me dépêche, comme si le dernier coffret était sur le point d'être vendu. Est-ce que j'en ai seulement besoin, ou en ai-je juste envie ? N'ai-je pas déjà à la maison un double CD de Hank Williams que je n'écoute jamais et une compile de la Carter Family encore sous plastique ? Faut-il vraiment que je me passe tous mes caprices ?
Je monte les marches deux par deux. C'est vraiment le plus grand Carrefour que j'ai jamais vu. Chaque allée ressemble à une avenue. Si je n'étais pas habité par un but précis, j’y passerai bien l'après-midi. J'ai toujours adoré les centres commerciaux, les grands magasins, les grandes surfaces. Admirer la perfection des alignements, la variété des produits, leur stockage en nombre. Avoir l'impression que rien jamais ne manque, et que vous êtes le premier à vous servir. C'est du domaine de la magie.
Premier étage, rayon musique. Je cherche des yeux le coffret sans vraiment savoir où le trouver. Et si toute cette histoire n'était qu'un gigantesque bobard, au même titre que les symboles de recyclage qui, une fois découpés et collectés, permettent d'offrir un fauteuil à un handicapé ou le sigle KKK caché sur l'emballage des paquets de Marlboro ? Un coffret country, en plein milieu des PLV pour des chanteurs révélés par des émissions télévisées ? Je me sens un peu ridicule d'y avoir cru. Je baisse les épaules. « I'm So Lonesome I Could Cry », comme dirait Hank Williams. Qui pose, sa guitare sous le bras, aux côtés de Jimmy Rodgers et des Carter, au recto des « Triomphes de la Country-Music » que je viens d'apercevoir en haut d'une tête de gondole. Je l'extraie délicatement du meuble en carton et tend dans un geste magnanime mes 15 euros à la caissière. Je vous en prie, gardez la monnaie.
L'objet, considéré sous tous les angles, éveille quand même bien des questions : pourquoi ne le trouve t-on que chez Carrefour ? Comment se fait-il qu'il soit si peu cher ? Qui est le mystérieux « Sound Doctor : Gilles Simonet » crédité sur la tranche ? Les non moins méritants Jack Dumery et André Clergeat, respectivement concepteur et réalisateur du projet ? Comment se fait-il surtout que cette anthologie quasi-exhaustive des pionniers de la country ne soit qu'un secret partagé par un cercle (grandissant) d'initiés alors qu'elle mériterait une médiatisation nationale ? Mystère et shamallows au bout d'une pique en bois.
Je ne sais pas trop par quel CD commencer. Moon Mullican ? Gene Autry ? Molly O'Day ? Merle Travis ? C'est presque trop d'un coup, l'overdose de country, le truc à vous expédier directement sous le septième ciel de Nashville dans un costume brodé avec une rose sur chaque poche et des franges au bout des manches. Je choisis celui consacré à Jimmie Rodgers, le cheminot chantant : c'est grâce à ses facilités ferroviaires qu'il peut se rendre à son premier enregistrement, « The Soldier's Sweetheart / Sleep, Baby, Sleep », en 1927. Les deux faces sont à peine écoulées que je serre déjà les dents : Jimmie yodele à tout va. Je tire un autre CD au hasard : une compilation de morceaux gospel où l'on retrouve entre autres la Carter Family et Alfred J.Carnes, un authentique prêcheur converti à la musique populaire (certaines anecdotes sont dignes d'un album de Morris et Goscinny). Plage 6, « Just Inside the Pealy Gates » : deux voix qui se répondent dans le firmament d'un ciel bleu azur, et un moment de grâce de 2'25. Pas un mot sur les Anglin Twins à l'intérieur du livret, juste leur état civil : Jack & Jim. C'est un enregistrement qui date de 1937, mais c'est sans doute ce que j'ai écouté de plus beau depuis longtemps.
Depuis, je pousse les recherches dans ma mine d'or à ciel ouvert : au bout de la compilation « Hobo, Train & Cowboy Songs », au début du CD dédié aux Maddox Brothers & Rose (« l'extravagance scénique du groupe, rehaussé par les tenues vestimentaires pleines de broderies multicolores, lui a valu le titre de groupe hillbilly le plus flamboyant d'Amérique »), et je suis même prêt à reconsidérer le cas de Jimmy Rodgers avec patience. J'ai déjà trouvé une pépite, je sais que la fortune m'attend.