Le pavé d'Osamu
A l'heure où l'on célèbre mai 68 et où la bande dessinée n'est pas en reste, il y a peu de chances malheureusement que Avaler la terre ait voix au chapitre. Alors qu'il s'agit pourtant du récit le plus révolutionnaire de Osamu Tezuka : au moment de disparaître, une mère fait promettre à ses sept filles de la venger en 1/ faisant disparaître l'argent, 2/ mettant à bas l'ordre et la morale et 3/ la vengeant des hommes. Parmi les moyens mis au point par les amazones, l'invention du dermoïde Z, une peau synthétique qui, sous couvert d'engendrer une révolution dans le domaine des soins esthétiques, va faire basculer la société civile dans le chaos.
Au dos des deux volumes paru en 2006 chez Kankô (le département manga des éditions Milan), une seule mise en garde : "pour public averti". Mais averti de quoi ? Que l'imagination de Osamu Tezuka est absolument sans limite, et que dans les 500 pages que comportent le récit, se trouveront pêle-mêle des scènes de débarquement, de duel, d'accouplement, d'ivrognerie, de délire psychédélique, de violence conjuguale, d'abus de faiblesse, de pillage, de raz-de-marée, de travestissement, de crime raciste, de ruée vers l'or, de fusillade, de banissement, de retrouvailles, de masturbation féminine, d'abus sexuels, d'exploration mentale, d'éxécution publique, de torture, d'enlèvement, d'explosion aérienne, de pendaison... Choses auxquelles la bande dessinée franco-belge ne nous a pas habitué. Le manga, lui, ne s'encombre pas de complexes : il utilise les codes les plus traditionnels pour soumettre son lecteur à des expériences aussi bien graphiques que narratives sans repos.
Avaler la terre est paru en 1970 : s'il a fallu deux ans pour que le souffle de la révolution inspire le mangaka, il n'a pas fait les choses à moitié. C'est certainement un de ses livres les plus ambigus, et un de ses moins connus (l'édition française, au format minuscule, ne lui rend malheureusement pas justice). Traduit presque 40 ans après avoir été lancé, le pavé d'Osamu n'est plus aussi subversif aujourd'hui . C'est plus un document qu'un chef d'oeuvre. Mais niveau délire, il reste inégalé.